11 octobre 2007



Chronique d’une chercheure de reconnaissance universitaire

C’est au cours d’un entretien à l’Anpe, où je pointe de façon intermittente, et où je suis tenue de rendre une visite régulière tous les six mois afin de faire le point sur ma « réinsertion professionnelle », que j’entends pour la première fois parler de VAE. « Pourquoi n’essayez-vous pas une VAE ? », me dit ma conseillère. Nous sommes en mars 2006. J’ai 47 ans, suis inscrite comme demandeure d’emploi en tant que conseil en communication, ou plutôt « conseillère » comme peut exclusivement l’autoriser la grille professionnelle de l’agence, celle dédiée aux cadres. Je n’ai plus de CDI depuis trois ans, et exerce des missions ponctuelles, allant de 3 jours à 6 mois, pour leur grande majorité à et pour l’étranger, de conseil, d’audit, de recherche, de formatrice… en communication, information, réseau, management, genre, entreprenariat collectif… J’en ai un peu assez de garder ma valise dans le couloir. De la croiser. Les pays comme les régions se sont enchaînés depuis 28 ans et j’envisagerais bien de rentrer au bercail. J’habite la banlieue Est-parisienne depuis ma naissance. « VAE ? mais de quoi me parlez-vous ? », réponds-je. « Eh bien, de la validation des acquis de l’expérience ! », renchérit d’un ton banal mon interlocutrice. « Pardon ? », réplique-je. « Ah ? vous ne connaissez pas ? je vais vous expliquer », et dans un calme olympien ma guide me dévoile les coulisses de la loi de 1987 puis de 2002. Je suis convaincue. Au point que je sais, non pas le diplôme que je vais faire valider et l’université que je vais élire pour mener à bien ce projet, mais LA personne qui, elle, va savoir ce à quoi je peux prétendre. En effet, ma relation à l’université, ses codes et ses rituels, est aussi distendue que celle du pape au préservatif. J’appelle donc mon amie, toute jeune diplômée, Bac+5, deux fois, science-politisée, qui par ailleurs ne trouve pas de travail. En une poignée de minutes, elle me dicte niveau de diplôme, « quoi master2 ? c’est quoi ? c’est pas trop haut pour moi ? », université « Paris8, la plus cool, Censier, bien, Dauphine, la plus classieuse », et modalités rhétoriques comme administratives. Un nouveau monde s’ouvrait à moi. La faculté ! Moi qui n’y avais jamais posé mes fesses, moi qui m’étais arrêtée après une première année d’école d’ingénieur désastreuse par le peu d’intérêt que j’y portais, qui suivait elle-même deux années de classes préparatoires scientifiques, les nobles, les fastes, hypotaupe et taupe, de surcroît dans un grand lycée parisien ! Cela faisait fort longtemps et je m’étais vite engouffrée dans la drogue du travail.
Je suis donc devant. Pré-dossier, jury de validation, validation complète, partielle. Je commence à cerner les détours de la démarche. Pas de problème. Je décide de mettre toutes les chances de mon côté et postule en même temps et pour la même année à trois Master2 en communication, dans l’idée que j’en aurais bien un. Le premier à Paris8, le second à la Sorbonne nouvelle, le troisième à Paris-Dauphine. Pour chaque intronisation, qui consiste en gros à retirer LE pré-dossier, je rencontre pour chaque université une personne, toujours une femme, fort charmante, accueillante, voire complice, comme heureuse de me rencontrer. J’en suis toute coite. Voire estourbie. Je commence à comprendre que je suis dans un service « spécial », plus ou moins lié à la formation continue, mais guère plus. Toutes m’expliquent la procédure, la VAPP, la VAE, les lois et le chemin à suivre. Elles me conseillent même sur la façon de le financer. Ah ! ça je ne m’y attendais pas. Je n’avais pas imaginé une seconde que cela pouvait me coûter… dans tous les sens du terme. Pincement au cœur vite dépassé donc puisque les systèmes d’accompagnement sont là : « objectif cadre », Fongecif… A ce stade, tout semble cohérent. Seuls diffèrent lesdits pré-dossiers, dont les objectifs sont les mêmes, ceux de présenter ses motivations, son expérience professionnelle et ses projections professionnelles, mais dont les « cases à remplir ou cocher » font l’originalité. Qu’à cela ne tienne, la technique du copier/coller fera bien l’affaire… Pas tant que ça. Tout d’abord, je commence à peine à appréhender le travail à développer. Une enquête de mémoire. Une investigation analytique. Ma vie, mon œuvre. Rien n’est simple. Par date ? non. Par compétence, par obstacle, par ce que j’en ai personnellement tiré… Une nouvelle ère. La drogue a cela de pénible qu’elle vous englue au point de ne plus pouvoir ni avoir envie de sortir le bout du nez afin de sentir si dehors il fait autre. Ensuite, j’apprends, en fait je découvre, j’assimile, j’intègre, que ce dossier doit me servir comme carte de visite auprès d’universitaires, qui eux seuls auront le pouvoir non pas de valider mes acquis mais de m’autoriser à vouloir le faire. Je ne les connais pas. Pas en tant que personne, cela va de soi, mais en tant qu’institution, qu’individu social. Je ne sais pas qui ils sont.
Je n’ai pourtant pas peur. Je remplis, remplis encore ce dossier, sans contrainte ni pression. En moins de deux semaines, j’ai renseigné les trois dossiers et les ai fait parvenir à qui de droit. A partir de là, le folklore peut commencer. Pas une université ne fonctionne comme l’autre. Chez l’une, je serais convoquée pour un entretien préalable, tiens !, avant la validation du pré-dossier et donc le passage officiel en processus VAE, avec accompagnement. Une année. Urps ! Chez l’autre, le pré-dossier est tellement « bon » que je passe directement à l’étape suivante, c’est-à-dire en VAE, donc en rédaction du dossier du même nom, et sans accompagnement, le tout pour passer directement en jury VAE afin de pouvoir capter la rentrée universitaire à échéance de trois mois. On est en effet désormais en juin. Quoi ? Une rentrée ? Et chez la dernière, à ma plus grande stupéfaction, il m’est rapporté que mon pré-dossier est rejeté par le directeur de cycle, car je n’ai pas de diplômes. Hein ? pas de diplômes ? Mais n’est-ce pas là tout l’objet de la VAE ? Mon cœur bat la chamade et mon sang ne fait qu’un tour d’autant que cette dernière est celle où je croyais que tout cela allait passer comme dans du beurre, car, héritière de « la fac de Vincennes », celle qui privilégiait les « sans éducation » par vocation politique. Gamelle. J’insiste. Rien à faire. Ma charmante interlocutrice ne sait plus quoi me dire, faible qu’elle est d’arguments, d’autant qu’elle ne tient pas les ficelles de ce soudain obscurantisme.
Le temps presse. Je me concentre sur les deux autres facs. Chez la première, l’entretien préalable s’est très bien passé. Dont acte. Je dois donc repasser par la case de la formation continue afin d’emboîter le pas de la validation, dont on me dit, que dans mon cas, elle sera sans doute « complète ». Ah ? Ce qui veut dire ? Je n’aurai pas à suivre de cours, mais sans doute à rédiger un mémoire. Ouf ! Facile ! Chez la seconde, tout part dans la tourmente de l’avant-été. Je mets deux semaines à rédiger mon « vrai dossier » afin de passer devant le « vrai » jury VAE avant les vacances scolaires, début juillet, toujours en prévision de l’inscription puis de la rentrée universitaire 2006-2007. La validation sera « forcément » partielle. J’y perds mon latin. Forcément. Je dois défendre mon dossier. Il s’agit d’une soutenance devant un parterre d’universitaires, triés sur le volet dont on me confie les noms. Je prépare un oral. J’aurais huit minutes. Pas une de plus. Rédaction, exercice du miroir, lecture à voix haute dans la rue. Je n’ai pas peur du ridicule. Je me prépare à cette épreuve que je ne connais décidément plus. Ce n’est pas tant parler que j’appréhende, bardée que je suis d’interventions en conférences, colloques et séminaires sur tous les continents et dans au moins trois langues, mais être à l’épreuve. Un tout nouveau sentiment s’éveille en moi. Celui de la non-liberté. Je ne le connais pas. J’en suis désormais bien consciente. Le jour arrive. Instant sollenel. Ma bienfaitrice vient me chercher et me fait entrer. Ça fait vraiment jury ! Une espèce de table ronde enrubannée de chevalier-es dont le centre est vous. Je ne me laisse pas démonter. Je n’ai rien à perdre. Huit minutes pour raconter sa vie. Top chrono ! Je le fais. Puis d’emblée, le directeur du jury m’informe « qu’ici on ne donne pas de diplôme ». Nous sommes à Dauphine. Je comprends l’espace de quelques secondes, qu’il faut le mériter, faire ses preuves… académiques. Sur place, on m’informe de mes droits : j’aurai la moitié des UV validées, tout le côté communication et information en fait, par contre je devrai passer dix heures hebdomadaires sur les bancs de la prestigieuse faculté pour m’acquitter de la deuxième moitié, ce qui passe par l’apprentissage de la macroéconomie, de l’analyse financière, de l’histoire des mouvements sociaux… Moi qui ai commencé à travailler à la banque de France sur des modèles économiques, ai créé trois entreprises dont deux agences de presse et une agence de communication et ai couvert la majorité des événements internationaux portés par les mouvements sociaux depuis Seattle… Etonnamment, je ne suis pas déçue. J’ai comme une impression d’être acceptée, cooptée par une autre cour, pas celle des grands, celle de l’éducation nationale. Avec un grand « E ». Mes perspectives d’enseignement dans les facs françaises se concrétiseraient-elles ?
Je pars en vacances, tranquille. Tout est calé. J’alternerai missions de travail et fac pendant six mois et je continuerai mon dossier et l’accompagnement à la Sorbonne nouvelle. Je vise toujours en dessus de la mesure de la véritable charge de travail. Je suis à ce point une bonne ouvrière que ces perspectives ne m’assomment pas. D’ailleurs, c’est ce que je vais faire entre septembre 2006 et juillet 2007. Date à laquelle tout se ré-accélère. Je dois mener de front la préparation du jury VAE de la Sorbonne nouvelle et rédiger un mémoire de Master le tout avant le 13 juillet. Je passerai devant le premier jury le 2 juillet et soutiendrai mon mémoire le 12. Toujours pas effrayée. La bête de somme n’a pas encore son compte. La journée du 2 juillet sera un émerveillement, un moment de pure émotion. Comme neuf fois auparavant, je passe devant un jury VAE, mais au lieu de faire face à des seigneurs, je rencontre des personnes, humaines, d’emblée à l’écoute et sensibles, tant à mes variantes burlesques qu’à ma vie. Mes poils s’en dressent sur ma peau. On s’adresse à moi comme à une « collègue ». Serais-je flattée ? Toujours est-il que je m’en trouve fort aise et déploie mes atouts oraux comme devant une audience de militants. Mes bras battent la mesure comme d’habitude et ma bouche émet des expressions sonores dont elle s’amuse. On me laisse sortir quelques minutes le temps de la délibération. Je ne suis pas très inquiète mais tendue, d’autant que je rejoins dans le couloir mes collègues de l’accompagnement qui sont angoissés faute de ne pas être encore passés à la moulinette. La directrice des études vient elle-même me rechercher, m’accompagnant d’un grand sourire. Tous les autres membres du jury m’attendent et, en bon représentant, son président me gratifie d’une mention très bien. Alors là ! Je ne m’y attendais pas du tout. Je me perds en remerciements confus, en balbutiements enjoués, à deux doigts de tomber en larmes. J’y suis ! Enfin ?
L’exploit du 12 juillet est une tout autre histoire. Je déclame ma soutenance de mémoire, qui porte sur « en quoi la formation des femmes à la communication et à l’information via l’Internet est-elle porteur de changement social » avec un regard croisé entre des expériences en Europe de l’Est et Centrale et en Iran, devant deux professeurs, dans leur propre bureau, où peu de place physique m’est accordée, tant pour mes papiers que pour mes jambes. Mon dernier mot sera suivi de considérations élogieuses de la part de la directrice d’études sur mes capacités de réactivité, d’efficacité (j’ai rédigé ce mémoire en trois mois, sans réel soutien académique), tout de suite enrayées par des critiques méthodologiques quant à la rédaction dudit mémoire, critiques reprises amplement par son collègue, toutes insistant sur une optique sociologique que je n’aurais pas. Pour sûr ! Cela ne m’a jamais été enseignée, ce que je fais immédiatement remarquer, arguant de mes qualités de communicante plus que de sociologue... Je suis un peu déstabilisée. Aurai-je ce diplôme, ne l’aurai-je pas ? Je ne le saurai pas. Tout du moins pas avant novembre, quand tous les autres étudiants de ma promotion auront rendu leur rapport de stage (étape dont j’ai été exemptée) et quand tous les professeurs se seront mis d’accord sur une politique de « rééquilibrage » des notes. Quid ? Décidément, j’en apprends tous les jours. Je sors de ce bureau avec la ferme ambition de partager ce moment d’équivoque avec ma guide du lieu, celle qui a réussi à ma faire passer en jury VAE en aussi peu de temps. Elle m’accueille immédiatement à bras ouverts, m’écoute avec sérieux et me rassure en m’expliquant qu’en procédant ainsi mes interlocuteurs témoignaient leur sentiment d’avoir à faire à une pair. Ah bon ? Me voilà complètement rassurée. Je suis maintenant convaincue que 2007 représentera l’année de la moisson avec un Master 2 communication institutionnelle et des entreprises avec mention très bien et un Master2 Presse et communication économique et sociale, mention aujourd’hui inconnue.
Alors ? VAE ? VAPP ? Tous ces acronymes servent au moins deux intérêts conjoints. Celui des universités, qui ont des valeurs à défendre, des résultats à faire valoir, mais aussi leur propre philosophie de « l’intégration » du « professionnel » dans leurs cursus universitaires. Mais surtout celui du candidat, de la candidate en l’occurrence, qui, par ce chemin de croix, ne peut échapper à une meilleure connaissance (co-naissance) d’elle-même, par la voix de l’analyse de son travail, désormais résolument perçu davantage comme une richesse que comme un fardeau de tâcheronne pour et devant l’éternité.

Un autre monde est possible - Agnes Veilhan, photographe

Les mots ne sauront jamais diffracter la lumière des photographies d’Agnès Veilhan. Rien ne peut arrêter l’éclat de ses images, à l’opposé de l’esthétisme. Aucun prisme ne peut déjouer ce regard, révélé, cette jouissance de l’infini. Pas de cadre. Pas de limite. Des lignes de fuite offrant des perspectives plus que des échappées. Autant graphiques qu’humaines. Sans doute un pléonasme. Une liberté entière et donnée en partage. Cadeau. Le passage à l’acte. La captation de l’instant magique pour le plaisir. Tout simplement. Parfois au prix d’acrobaties tant physiques que philosophiques. Voir plus loin. Plus profond. Toujours. Escalader les zones d’ombres pour faire jaillir la matière. Tordre le cou à l’évidence du beau institué, classifié, jugé, orthodoxifié, pour révéler une richesse. Enfouie le plus souvent. Cette puissance, qui surgit soudain d’un reflet de rouille sur la Manche ou d’une vieille mousse d’écluse sur l’eau qu’elle laisse échapper, enfin !, trouve ses racines dans une générosité qu’exhalent tous ces clichés. Une générosité plus empreinte à la curiosité, à l’ouverture horizontale qu’à une quelconque condescendance à la beauté naturelle des éléments. Des clichés qui dépassent les poncifs d’un art pictural parfois en boucle. Des couleurs qui élargissent le champ des possibles.
Inéluctablement, ces œuvres vous entraînent dans le tourbillon de la vie.

26 septembre 2007